- La légende du Cap Nell

Nous avons retrouvé l'histoire de Nell Matusier (1892 - 1911) qui a donné son nom à cet établissement et à une pointe de terre charentaise. Un phare protège les marins des dangers du Cap Nell et aussi de sa légende. Les hommes de ce pays qui ont succombé à son charme nous ont laissé des lettres troublantes. Nous vous invitons à leur lecture …


- Première lettre, Emile Guillot, gardien adjoint.

A Monsieur l'ingénieur des phares et balises de Charente Inférieure.

Compte rendu d'entretien et de surveillance du phare 422 le 10 octobre 1931 à 6 heures.
- Mer calme, houle modérée.
- Ciel clair.
- Vent faible de sud, sud-ouest.

Observations spéciales : Pavillon de détresse hissé à 7 heures 10 minutes

Ce sont des évènements particuliers qui m'obligent à assurer seul la surveillance du phare 422 jusqu'à la prochaine relève prévue le 25 octobre. Il était deux heures quarante cinq cette nuit lorsque le gardien chef est venu frapper à ma porte en me pressant de venir le rejoindre sur la lanterne.

Pensant à une alerte je me suis exécuté rapidement. Je l'ai retrouvé sur la coursive extérieure. Monsieur Moreau me désigna du doigt un point dans l'obscurité à une demi-encablure de notre phare en direction du Nord. Je pu alors constater un phénomène surprenant. A l'endroit précis indiqué, des formes d'un blanc fluorescent se déplaçaient juste sous la surface de l'eau. J'ai d'abord pensé à du plancton ou un groupe de dauphins, mais à ma connaissance, aucune espèce de plancton n'est aussi compacte.

Quant aux mammifères marins, je n'en avais jamais vu d'aussi lumineux, mais surtout, je ne les savais pas capables de produire des sons aussi mélodieux. L'absence de ressac permettait d'entendre très distinctement comme une sorte de chant. Monsieur Moreau semblait très troublé par la présence de ce phénomène. Je suis resté en sa compagnie plus de trente cinq minutes sans que nous échangions une parole et c'est la fatigue qui m'a poussé à rejoindre ma couchette. Deux heures plus tard à ma relève de quart, le gardien chef Moreau n'était plus à son poste de veille et mes recherches pour le retrouver sont restées infructueuses. Le canot de sauvetage étant encore à son emplacement règlementaire, je ne pu qu'en déduire que le gardien chef Amédée Moreau a abandonné son poste et rejoint le continent sur une embarcation inconnue. J'ai trouvé sur la table de veille une enveloppe cachetée à votre attention écrite de sa main.

Gardien adjoint, 

- Deuxième lettre, Amédée Moreau.

Monsieur l'ingénieur,

J'ai assumé jusque là mes responsabilités avec tout le respect qu'exige la profession, mais cette nuit l'appel est trop pressant pour pouvoir y résister. Je vous prie de n'engager aucune recherche pour me retrouver. A l'heure où vous lirez cette lettre j'aurais volontairement quitté cette terre. C'est pour faciliter votre enquête que je me permets ici de vous écrire personnellement.

Avant ces vingt années passées au service des phares et balises, j'ai exercé en Charente le difficile métier de marin pêcheur. Natif de Rochefort sur Mer j'ai hérité à vingt ans d'une chaloupe avec laquelle j'ai écumé toutes les eaux des pertuis. Il y avait à Fouras un patron de pêche du nom de Francis Matusier. Sa femme, morte en couche avait mis au monde la plus belle fille qu'on puisse rêver d'avoir pour femme. A diverses reprises, au cours de veillés et de fêtes paroissiales, la fille semblait partager l'intérêt que je lui portais, j'osais un dimanche présenter ma demande au vieux Matusier. Il me reçu aimablement mais rejeta avec autorité ma requête. Je lui laissais une semaine pour se renseigner sur ma personne et c'est avec l'assurance d'un jeune marin pêcheur déjà prospère que je me présentais à nouveau le dimanche suivant. Je fus éconduit ce jour là moins agréablement. Une année durant, face à son entêtement, ma passion pour sa fille ne cessait de grandir. On le renseigna sur nos rendez-vous secrets et je reçus une lettre de lui où il me confiait les pénibles raisons de son refus. Je pris alors la décision d'enlever à la folie d'un père ce qui devait être la femme de ma vie. Nous partîmes à Brest où je passais avec succès le concours des phares et balises. Nous aurions pu nous marier et vivre heureux si le désir de ma bien aimée de retrouver grâce aux yeux de son père n'assombrissait notre union.

Je réussis quelques temps à la dissuader d'un tel projet mais sa mélancolie grandissante m'obligea un jour à lui permettre le voyage jusqu'à Fouras. Une semaine passa lorsque je reçu un avis des autorités maritimes de Rochefort qui m'annonçait la disparition en mer de Nell Matusier et de son père. Sachez qu'après plus de vingt ans en poste sur les phares de Bretagne, j'ai redouté plus que tout ce retour au pays. Le 422 protège les marins d'un cap dangereux mais aussi d'une légende. Le témoignage de mon adjoint Emile Guillot et la lettre de Francis Matusier que je vous confie vous éclaireront sur ma raison. J'ai jusqu'à ce jour tenu secret cette lettre même aux yeux de sa fille Nell.

Voyez dans mon geste plus d'amour et de fidélité que de fol désespoir.


- Troisième lettre, Francis Matusier.

A Fouras, le 5 juin 1910.

Monsieur,

J'ai longtemps hésité à vous écrire. C'est la preuve de votre constance qui me force à vous avertir. Je vous refuserais la main de Nell et cela pour toujours. Je ne supporterais pas de la perdre comme j'ai perdu sa mère. Si vous l'aimez au-delà de vous-même, vous renoncerez à elle. Il y a vingt ans, j'ai perdu équipage et navire dans un naufrage. Dieu ne fut pas le seul à vouloir que je sois l'unique rescapé. On retrouva mon corps échoué sur la grève. Je repris connaissance une semaine plus tard. Le seul souvenir qu'il me restait de cette mésaventure était un rêve. Je me laissais couler pour fuir la surface d'une mer déchaînée comme par plaisir, puis je me voyais sous l'eau en compagnie d'une très belle femme. Moins d'un mois plus tard, encore très affaibli, je croisais dans la grande rue une étrangère. Je reconnu immédiatement la femme de mon rêve. Elle me dit être originaire du Nord. Sans famille ni travail, elle cherchait un emploi dans les salines. Je lui fis une cour assidue mais lui cachais le souvenir que j'avais d'elle. Notre mariage fut célébré une semaine plus tard. J'étais très épris et ma déception fut grande lorsqu'elle m'annonça son désir de ne pas avoir d'enfants. Nous vivions sous le même toit depuis une semaine quand un soir mon dépit se mut en colère. Je lui rappelais ses devoirs conjugaux. Elle me raconta alors une histoire extraordinaire à laquelle je ne crus pas :
« N'as-tu donc gardé aucun souvenir de ton naufrage ? » conclut elle.
Je partis pour un mois de pêche avec l'esprit tourmenté. La pêche fut bonne. A mon retour, je dus, pour me donner le courage de rentrer chez moi, boire quelques verres avec mes hommes. Ce n'était pas mon habitude, ce soir là, seule l'ivresse me permit de commettre l'irréparable. Ma femme me dit plus tard qu'elle céda autant par amour que par fatalisme. Elle ajouta avoir agi avec la même confusion de sentiments au cours d'une certaine nuit de tempête. Je vis sa santé décliner et des changements physiques incroyables s'opérer. Elle concevait notre enfant et je refusais toujours l'évidence. Elle m'expliqua devoir retourner bientôt chez elle. Une nuit à sa demande, je la transportais sur le lieu de mon naufrage. Je ne vous en révèlerais pas plus, sinon que je revins seul au port, un nouveau né dans les bras. Je suis souvent retourné en vain de ce côté dangereux du pertuis parfois au risque d'un accident. Je vis grandir Nell avec angoisse. Je craignais un signe. Nell a hérité de la beauté de sa mère mais hélas aussi des conditions de sa race. Je n'ai jamais eu le courage de lui confesser l'inavouable.

Je vous prie de sortir de notre vie et d'emporter avec vous ce secret.